On avait bien apprécié le précédent ouvrage de Cédric Taling, Thoreau et moi, son ton très humoristique, très détaché. La réussite de cette bande dessinée tenait aussi à l’immixtion de l’auteur dans son propos et à sa rencontre complètement anachronique avec le philosophe américain ; anachronique seulement par sa présence, mais absolument pas du tout pour ses propos, toujours très pertinent. Le nouvel opus de Cédric Taling reprend certains éléments de Thoreau et moi. Il met encore en scène sous les traits de Richard, son alter ego ou son semblable, le principe étant de faciliter l’identification du lecteur au héros principal. Ce personnage évolue dans ses réflexions au fur et à mesure de ses rencontres, parfois hallucinées.
Cette fois, il s’agit d’animaux qui cherchent à éveiller sa conscience aux conditions de leur élevage et d’abattage, en passant par sa chienne de compagnie auquel l’une de ses nièces de treize ans, Camille, le renvoie quand il défend son mode d’alimentation carnivore : imaginerais-tu la manger ? À cette question morale s’ajoute aussi le fait que manger est un acte politique : derrière cette banalité quotidienne, il y a le choix d’un modèle agricole et, au-delà, d’un modèle agro-industriel, qui rencontre enfin la question environnementale. Un porc avec lequel il s’entretient le met en garde : « Écoute, mec, ils font tout pour que vous consommiez de la viande sans vous poser de question ». C’est aussi lui qui fait le lien entre animaux d’élevage et animaux de compagnie ou autre (sport, traction…) : quel que soit son statut, il est toujours un objet utilisé par l’homme.
Évidemment, l’évolution du héros ne se fait pas en un claquement de doigts, tant la pression sociale est importante. Sa propre culture ressurgit, qu’il ne lui est pas facile d’abandonner ; au fur et à mesure de ses tournées, on ne manque pas de l’inviter à goûter les spécialités culinaires régionales, lesquelles reposent toujours sur la viande.
L’auteur pose en même temps la question de la signification de renoncer à consommer de la viande et de l’incompréhension entre ceux qui continuent à en manger, sans forcément se poser de questions, et l’autre qui s’en passe. On regrette (mais à peine) que l’auteur n’ait pas intégré à sa réflexion le cas de civilisations pour lesquelles la viande est marginale, et de celles pour lesquelles, au contraire, elle est une base essentielle, comme les civilisations polaires. Le rapport aux contraintes physiques aurait pu être posé, et aurait peut-être gagné en efficacité en s’éloignant du cliché du « bobo » qui cherche à se distinguer. Non pas que le personnage veuille le faire, mais c’est peut-être souvent comme cela que ceux qu’il croise le perçoivent probablement : on le voit notamment lors d’une soirée au cours de laquelle un convive lui propose de manger des graines.
En revanche, la question de la santé n’est pas évoquée : pour un Occidental, en quoi la viande est-elle indispensable ? Par quoi peut-on remplacer les protéines animales ? Mais cette bande dessinée ne saurait être un manuel de diététique.
Cédric Taling a développé un style graphique très particulier qui sert très efficacement son propos. On appréciera en particulier le ménage qu’il fait entre les planches assez réalistes et celles qui rendent compte de son univers intérieur, certaines ne manquant pas de rappeler évidemment Francis Bacon et son Figure with Meat (1954) par sa violence symbolique, le choix des couleurs et de leur application.